Après les innombrables essais de la communauté pour obtenir l'aide des autorités - essais qui ont mené certains leaders locaux en prison et provoqué des menaces de mort contre ceux qui osaient critiquer l'élevage de Smithfield - les autorités sanitaires locales ont finalement décidé de faire une enquête vers la fin de 2008. Les tests ont révélé que plus de 60% de cette communauté de 3 000 personnes souffraient d'une maladie respiratoire, mais le nom de la maladie n'a pas été officiellement confirmé. Smithfield nie toute connection avec ses activités. C'est seulement le 27 avril 2009, quelques jours après l'annonce officielle par le gouvernement fédéral de l'épidémie de grippe porcine, que l'information est sortie dans la presse, révélant que le premier cas de grippe porcine diagnostiqué dans le pays avait été le 2 avril 2009 celui d'un petit garçon de 4 ans appartenant à la communauté de La Gloria. Le ministre de la Santé du Mexique déclare que l'échantillon prélevé sur l'enfant est le seul parmi les échantillons prélevés sur la communauté qui ait été retenu par les autorités mexicaines et envoyé pour être testé en laboratoire. Ce test a ensuite confirmé qu'il s'agissait bien de grippe porcine.[6] Tout cela malgré le fait qu'une société américaine privée d'évaluation des risques, Veratect, avait, au début du mois d'avril 2009, avisé les responsables régionaux de l'OMC de l'occurrence de la maladie respiratoire grave qui sévissait à La Gloria.[7]
Le 4 avril 2009, le quotidien mexicain La Jornada a publié un article sur la lutte de la communauté de La Gloria, avec la photo d'un jeune garçon qui tient une pancarte avec le dessin d'un cochon barré d'une croix et la légende « Attention, danger : Carrolls Farm » écrite en espagnol.[8]
Pour ce qui est des pandémies de grippe en général, nous savons que la proximité d'élevages intensifs de porcs et d'élevages de volailles augmente les risques de recombinaison virale et l'émergence de nouvelles souches virulentes de grippe. En Indonésie par exemple, on sait que les porcs vivant près d'un élevage de volailles ont des taux importants d'infection au H5N1, la variante mortelle de la grippe aviaire.[9] Des scientifiques du NIH avertissent que « l'augmentation du nombre d'installations porcines voisines d'installations aviaires pourrait faciliter l'évolution de la prochaine pandémie."[10]
On n'en a guère entendu parler, mais la région avoisinante de La Gloria compte de nombreuses élevages de volailles intensifs. Récemment, en septembre 2008, une épidémie de grippe aviaire a éclaté parmi les volailles de la région. A l'époque, les autorités vétérinaires ont assuré le public qu'il s'agissait seulement d'une souche peu pathogène qui n'affecte que les oiseaux de basse-cour. Mais grâce à la divulgation faite par Marco Antonio Núñez, le président de la Commission pour l'environnement de l'état de Veracruz, nous savons désormais qu'il y a eu une autre épidémie de grippe aviaire à environ 50 km de La Gloria, dans un élevage industriel appartenant à Granjas Bachoco, la plus grande entreprise de volailles du Mexique. Cette épidémie n'a pas été révélée parce qu'on craignait les conséquences que cela pourrait provoquer pour les exportations mexicaines.[11]
Il faut noter ici que l'un des ingrédients courants de l'alimentation animale industrielle est ce qu'on appelle les « déchets de volaille », c'est-à-dire un mélange de tout ce qu'on peut trouver sur le sol des élevages intensifs : matières fécales, plumes, litière, etc.
Peut-on concevoir situation plus idéale pour l'émergence d'un virus grippal pandémique qu'une région rurale pauvre, pleine d'élevages industriels appartenant à des sociétés transnationales qui n'ont rien à faire du bien-être de la population locale ? Les résidents de La Gloria essaient depuis des années de lutter contre la ferme Smithfield. Ils ont, des mois durant, tenté d'amener les autorités à agir face à l'étrange maladie qui les frappait. On les a ignorés. Le radar du système mondial de surveillance des maladies émergentes de l'OMC n'a pas enregistré le moindre signal. Pas plus que les épidémies de grippe aviaire de Veracruz n'ont déclenché de réaction du système mondial d'alerte précoce pour les maladies de l'OIE. Ce n'est que grâce à sources privées et de façon désordonnée que la vérité a pu éclater.[12] Et c'est ce qu'on appelle la surveillance mondiale !
La mauvaise foi des grandes sociétés
Ce n'est pas la première fois, et ce n'est sans doute pas la dernière, que les agro-industriels dissimulent des épisodes de maladies infectieuses, mettant ainsi des vies en péril. C'est la nature même de leurs activités. En Roumanie il y a quelques années, Smithfield a interdit aux autorités locales d'entrer dans ses élevages porcins, après les plaintes des résidents à propos de l'odeur pestilentielle provenant des centaines de charognes de porcs laissées à pourrir pendant plusieurs jours. « Nos médecins n'ont pas eu accès aux fermes de la [société] américaine pour pouvoir effectuer leurs inspections de routine », a déclaré Csaba Daroczi, directeur-adjoint des services vétérinaires et d'hygiène de Timisoara. « Chaque fois qu'ils ont essayé, ils ont été repoussés par les gardiens. Smithfield propose que nous signions un accord qui nous obligerait à les prévenir trois jours à l'avance avant toute inspection."[13] L'information a fini par émerger que Smithfield avait étouffé l'information sur un épisode majeur de grippe porcine classique ayant sévi dans ses fermes en Roumanie.[14]
En Indonésie, où les gens meurent encore de la grippe aviaire et d'où de nombreux experts pensent que viendra le prochain virus pandémique, les autorités ne peuvent toujours pas entrer sans permission dans les grands élevages industriels.[15] Au Mexique, les autorités ont repoussé les demandes d'enquête sur La Granja Carroll et accusé les résidents de La Gloria de propager l'infection parce qu'ils « utilisent des remèdes de grand-mère, plutôt que d'aller dans les centres de soins pour soigner leur grippe."[16]
Les élevages industriels sont de véritables bombes à retardement pour les épidémies mondiales. Et pourtant, il n'existe toujours pas de programmes qui permettent d'y faire face, ni même de programmes indépendants de surveillance des maladies. Personne parmi les gens haut placés ne semble s'en soucier et ce n'est sans doute pas un hasard que ces fermes soient souvent situées parmi les communautés les plus pauvres, qui paient très cher pour faire entendre la vérité. Pis encore, nous dépendons tellement de ce système aux limites de l'explosion pour une bonne part de notre alimentation que la tâche principale des agences gouvernementales de sécurité alimentaire semble être désormais de calmer les peurs et de s'assurer que les gens continuent à manger. Smithfield est déjà au bord de la faillite et était la semaine dernière en train de négocier sa reprise avec la plus grosse entreprise d'agroalimentaire de Chine, COFCO.[17]
Entre temps, l'industrie pharmaceutique fait fortune avec la crise. Le gouvernement des Etats-Unis a déjà fait une exception d'urgence dans son système d'autorisation pour permettre de traiter les malades de la grippe avec des antiviraux comme Tamiflu et Relaxin plus largement que cela n'était prévu. Excellente nouvelle pour Roche, Gilead et Glaxo Smithkline qui détiennent le monopole sur ces médicaments. Mais chose encore plus importante, une nuée de petits producteurs de vaccins comme Biocryst et Novavax voient la valeur de leurs actions crever le plafond.[18] Novavax essaie de convaincre à la fois le CDC et le gouvernement mexicain qu'il est capable de fournir un vaccin contre la grippe porcine dans un délai de 12 semaines, si les règlements encadrant les tests restent souples.
C'est un changement profond qu'il nous faut